Discours de Manuel VALLS, Premier ministre à Oradour-sur-Glane

Mardi 10 juin 2014

 

Monsieur le ministre, cher Kader ARIF,

Monsieur le maire,

Mesdames et Messieurs les parlementaires et les élus, Mesdames, Messieurs les représentants des survivants, Messieurs les survivants,

Mesdames, Messieurs,

 

Nous sommes rassemblés pour nous souvenir du 10 juin 1944, de ce jour effroyable. C’était un samedi et il faisait beau sur le Limousin. Joli soleil ! Comme l’annonciateur des temps en train de changer : quatre jours auparavant, sur les plages de Normandie, les alliés venaient de débarquer. Enfin la libération semblait possible ! Enfin l’occupation allait cesser !

 

Mais ce ciel prometteur, subitement, tragiquement, s’est assombri. L’horreur a recouvert l’espoir d’un noir de deuil. Nous le portons, vous le portez depuis soixante-dix ans et nous continuerons à jamais de le porter, car Oradour, c’est d’abord une tristesse, une tristesse éternelle, une blessure ancrée dans la mémoire de la nation.

 

Que venaient donc chercher ces cent cinquante soldats nazis en entrant ici, en rassemblant la population, les familles sur la place du Champ de Foire que nous venons de parcourir il y a un instant ? Que venaient-ils chercher sinon étancher leur soif de sang, sinon satisfaire ce plaisir ignoble de voir la peur et la souffrance dans le regard des hommes, des femmes, dans le regard des enfants ? Il fallait que le sang coule, que la mort soit donnée. Il fallait tuer pour tuer, anéantir pour anéantir.

 

Oradour, c’est l’Europe que l’on veut finir de détruire, c’est l’humanité que l’on veut finir d’assassiner.

 

Et dans ce tombeau de ruines que nous venons de parcourir, dans ce silence, les murs ne parlent pas. Ils crient ! Des cris déchirants pour qui sait tendre l’oreille et entendre le récit. Et derrière ces cris, ceux des six cent quarante-deux victimes, montent d’autres cris, ceux des millions de morts des camps, ceux des millions de morts de la guerre.

 

Le massacre d’Oradour, le martyre d’Oradour, c’est l’horreur en plus de l’horreur. Ce sont les crimes qui viennent s’ajouter aux crimes. Déjà la veille, ces mêmes soldats avaient sacrifié quatre-vingt-dix-neuf jeunes hommes dans la ville de Tulle. Le président de la République leur a rendu hommage hier.

 

Ici, les murs crient et ils crient dans le silence. Mais charge à nous, aussi, de dépasser ce silence, de parler, de trouver les mots pour dire l’horreur. Car si l’on ne dit pas, si l’on ne raconte pas, s’il n’y a que les images répétées et finalement banalisées – ce terrible penchant de notre époque –, alors l’oubli commence son travail méthodique, insidieux, irrémédiable.

 

C’est pourquoi, il nous faut, chaque année, nous retrouver ici. Nous avons un rendez-vous immanquable avec l’histoire, avec la souffrance et, au fond, avec nous-mêmes. C’est pourquoi aussi il fallait ce Centre de la mémoire, outil remarquable au service de la transmission, car il n’y aurait rien de pire que le choix du confort, celui d’occulter ce qui s’est passé.

 

Si ! Il y a pire ! Les révisionnistes, les nostalgiques de la collaboration, les petits agitateurs vénéneux de la mémoire. Avec leurs mots perfides, ils veulent faire mal à la France, raviver ses plaies. Mais quand on aime la France, on ne salit pas ce pour quoi tant de Français ont donné leur vie. Quand on aime la France, on ne calomnie pas son histoire.

 

Aimer la France, son drapeau, aimer la patrie, c’est sans cesse revenir vers le supplice de ces enfants qui, dans cette église, tenant la main protectrice de leurs mères, ont été massacrés sans l’ombre d’une hésitation. Il faut repenser à ces mains maternelles. Combien devaient-elles trembler ! Car la mort était là. Elle avait le visage de soldats d’à peine vingt ans. Vingt ans et aucune pitié, aucun remords. Dans cette église, il n’y eut pas d’échappatoire ou alors si peu. Une seule survivante. Il y eut aussi le martyre des hommes dont le dernier regard fut pour le frère, le cousin, l’ami, le voisin. Dernier regard avant les coups aveugles des mitrailleuses. Seuls cinq hommes blessés purent s’échapper.

 

Telle fut l’atrocité de ce jour. Atrocité de bataillons de représailles gorgés de cette impunité meurtrière. Comme la gangrène, elle avait prospéré dans la moiteur infâme d’une idéologie de haine. Si on ne dit pas cela, si on ne lutte pas, l’oubli pourrait l’emporter. C’était d’ailleurs le but des nazis : la nuit et le brouillard. Il fallait que personne ne se souvienne, que les enfants ne puissent pas témoigner du meurtre de leurs parents. Alors on les tuait également. Il fallait tout effacer, faire disparaître chaque trace, gommer tous les noms, rayer tous les visages, brûler tous les corps. Le nazisme fut cette immonde machine à réécrire l’histoire.

 

Alors, aujourd’hui rassemblés, oui, Monsieur le maire, dans l’unité nationale – c’était nécessaire – nous menons ce combat essentiel, ce combat d’après les combats mais qui compte plus que tout. Si nous ne le faisions pas, nous aurions perdu et la barbarie, par delà les années, aurait gagné. Non, à la nuit, nous devons opposer la lumière. Et aujourd’hui, une fois encore, nous faisons entrer la lumière dans les consciences. Car Oradour, c’est aussi une mise en garde pour combattre et ne jamais laisser prospérer les idéologies de mort.

 

Nous le savons bien, nous le voyons trop, nous l’entendons, elles n’ont pas disparu, elles sont là, elles rôdent, elles embrigadent, elles poussent des individus, parfois très jeunes, à s’enrôler, à prendre les armes, à frapper au hasard, à tuer. Les fanatismes, les radicalismes ont toujours leurs chefs, leurs doctrines qui appellent à semer la terreur, à n’avoir aucune considération pour la vie humaine ou les populations civiles et c’est à nous, démocratie, c’est à la France de ne rien céder, de ne laisser aucune brèche et d’agir avec la plus grande détermination. Ici et partout en Europe, dans le monde.

 

Ce lieu est un lieu à part et à chaque fois que j’y reviens et avec cette foule considérable aujourd’hui, c’est la même émotion qui m’étreint. C’est un lieu à part. De ceux qui entretiennent ce que nous ne devons jamais perdre : la vigilance. Une vigilance absolue face au retour de la barbarie. Chaque génération – et je vois encore ces enfants des écoles primaires d’Oradour –, chaque génération doit apprendre de la précédente cette vigilance, la recevoir, l’entretenir, la mettre en œuvre avant de la transmettre à son tour. Sans cela, nous ne serions pas fidèles à la mémoire de nos morts et de nos martyrs.

 

Pour nous tous, Oradour est une blessure, une terrible épreuve et vous avez su la dépasser. Cette épreuve vous a et nous a tous renforcés.

 

Elle a d’abord renforcé l’Europe. À Oradour, ce n’est pas l’issue de la guerre qui s’est jouée, c’est déjà l’après-guerre qui a été dessiné. Le massacre fut un signe de plus que cette longue opposition entre les pays d’Europe devait cesser car elle était le ferment de notre destruction, de la fin d’une civilisation. Alors il a fallu regarder notre histoire en face, tendre la main à l’Allemagne, se donner la main. A Verdun bien sûr ! Mais également ici en septembre dernier quand le chef de l’État et le président de la République fédérale d’Allemagne, Joachim GAUCK, ont rappelé les liens fraternels qui unissent nos deux pays. Cette réconciliation entre la France et l’Allemagne et cette Europe qu’elle a permis de bâtir, nous devons les chérir car après tant de douleurs passées, elles assurent la paix pour notre présent. Et elles doivent la garantir aussi à l’avenir. Mais cette paix n’est jamais acquise, elle se conquiert jour après jour. Il a fallu du temps pour surmonter les douleurs – quelle force d’âme ont eu les survivants ! – et aussi les rancœurs qui avaient pu naître.

 

Mais aujourd’hui, le Limousin et l’Alsace avancent ensemble sur le chemin de la mémoire. Nous le devions à nos enfants. Car Oradour, c’est enfin un espoir, une leçon de vie et de courage. Ici, à côté des ruines demeurées pour que les hommes se souviennent, la vie, peu à peu, a repris son cours. À nouveau, on a pu entendre les rires des enfants. Magnifique revanche sur le bruit des bottes et des fusils. La vie ici a repris son cours grâce à des femmes et des hommes survivants ou rescapés qui ont trouvé la force de reconstruire et de témoigner. La vie a repris son cours pour les descendants qui portent aujourd’hui la mémoire des victimes et mènent ce combat pour l’humanité. La vie a repris son cours pour nous.

 

Oradour, c’est notre tristesse éternelle mais c’est aussi une promesse, la promesse permanente d’un possible renouveau. Tel est le témoignage de cette ville. Tel est le témoignage d’Oradour pour la France, pour l’Europe et pour le monde.